Œdipe est l'un des plus grands héros de la mythologie grecque, immortalisé dans ce qui est généralement considéré comme le plus grand de tous les drames grecs, "Œdipe Roi" de Sophocle. Mais un moment de réflexion révélera qu'il est un héros différent de la plupart des autres héros de la Grèce antique : Il ne possédait pas la force et la puissance d'Héraclès ou de Thésée, ni les talents de guerrier rusé d'Ulysse, ni même les talents de poète et de chanteur d'Orphée qui est descendu plus profondément dans l'Hadès que Héraclès. En quoi, alors, était-il un héros ?
Eh bien, il était un héros en ce sens qu'il a vaincu un monstre, le Sphinx, mais ce n'était pas par la force ou la ruse : C'était grâce à sa perspicacité et à son intelligence. En répondant correctement à l'énigme du Sphinx, Œdipe désespère et se tue. Et cela vaut la peine d'être remarqué, car voici le premier indice qui explique pourquoi Œdipe est un héros : S'échapper est la chose même qu'il refuse de faire. Comme nous le verrons, Œdipe, face à ses crimes, n'abandonne pas. Il cherche sans relâche la vérité et l'affronte sans relâche, puis il en assume les conséquences.
Oedipe répondant à la question du Sphinx. Céramique à figures rouges peintes, vers 470 av. J.-C. Musée grégorien étrusque des musées du Vatican. (Domaine public) |
Il est un héros de la capacité de la volonté humaine à endurer, à avancer et à persévérer jusqu'au bout. Il est ainsi un véritable héros pour notre époque, car y a-t-il jamais eu une époque où nous avions davantage besoin de telles qualités ?
Les maux d'aujourd'hui
Les taux de suicide sont à leur plus haut niveau historique et s’engourdir – ne pas faire face à la réalité - est évident dans toutes les échappatoires, c'est-à-dire les dépendances à l'alcool, aux drogues, aux jeux d'argent et aux systèmes de divertissement à domicile qui nous entourent. Et si nous ne nous sommes pas soumis nous-mêmes au suicide ou à l'évasion, nous avons aussi ces niveaux extraordinairement élevés de dépression et de désespoir dont tant de personnes dans notre société sont maintenant affligées.
Quelle est donc l'histoire d'Œdipe et pourquoi est-elle si pertinente pour nous ? La psychologie jungienne estime, à juste titre je pense, que ce que nous nions intérieurement finit par se manifester extérieurement. En d'autres termes, ce qui se passe en nous, à l'intérieur, finira par apparaître dans le monde réel. Cela devient un destin auquel nous ne pouvons échapper.
Dans le cas d'Œdipe, la route qui mène à son destin semble terrible à contempler. Nous devons commencer par le père d'Œdipe, Laïus, et son crime. Laïus a violé le fils du roi, un crime connu dans l'antiquité sous le nom de "crime de Laïus" (hybris, ou "outrage violent"). En guise de punition, la déesse Héra envoie le monstre Sphinx chez les Thébains. De plus, Apollon avertit Laïus que s'il engendre un fils, en guise de punition pour son crime, son propre fils le tuera.
Face à cet oracle, Laïus ordonne que son fils soit détruit à la naissance. Un serviteur a reçu l'ordre d'abandonner et d'exposer le bébé sur le mont Cithaeron, les pieds de l'enfant étant transpercés par une pointe. D'où le nom d'Œdipe, qui signifie "pieds enflés". Cependant, le serviteur incapable d’ accepter un acte aussi malveillant, confie l'enfant à un berger pour qu'il s'en occupe, et le destin se met en marche.
L'enfant Œdipe ranimé par le berger Phorbas, années 1810, par Antoine-Denis Chaudet. Louvre, du musée du Luxembourg à Paris. (Domaine public) |
Avance rapide : L'oracle de Delphes dit à Œdipe qu'il va tuer son père et épouser sa mère ; Œdipe, ne connaissant pas son véritable héritage, suppose qu'il va faire du mal à ses beaux-parents à Corinthe. Ainsi, pour éviter la prophétie, il s'enfuit de Corinthe et, pendant sa fuite, rencontre accidentellement son vrai père à un croisement. Aucun des deux ne reconnaît l'autre, et suite à une altercation, Œdipe tue son père.
“Le meurtre de Laius par Œdipe,” 1867, par Joseph Blanc. (VladoubidoOo/CC BY-SA 3.0) |
De là, Œdipe se rend à Thèbes et, en chemin, répond à l'énigme du Sphinx. Par cet acte d'intelligence supérieure, il détruit le Sphinx et est fait roi de Corinthe ; il épouse alors la reine Jocaste qui, à leur insu à tous deux, est aussi sa vraie mère. La prophétie d'Apollon se réalise.
Il y a de nombreux points d'intérêt dans cette histoire, mais je voudrais ici me limiter au fait que tout cela semble totalement injuste à nos esprits modernes !
C'est injuste !
Il semble qu'Œdipe soit un innocent conduit à une destruction délibérée sans raison valable. Après tout, les actions de son père - ou pour utiliser un terme biblique, le péché - ont provoqué la première malédiction. Puis, ayant survécu à la naissance et à la révélation, il a tué Laïus par colère, mais aussi par légitime défense, car ce dernier l'a forcé à quitter la route et l'a frappé. Il avait également essayé désespérément d'éviter la prophétie en ne s'approchant pas de sa ville natale. Finalement, il ne pouvait pas savoir que Jocaste était sa mère.
Mais ici, nous nous souvenons du commentaire de James Hollis (Ndt :un psychanaliste jungien ) : "Comme elle était différente, l'affirmation religieuse de Jung, déroutante mais provocante, selon laquelle on peut voir l'œuvre des dieux, surtout dans le traumatisme. Il a écrit : "[Dieu] est le nom par lequel je désigne toutes les choses qui croisent mon chemin volontaire violemment et imprudemment, toutes les choses qui bouleversent mes vues subjectives, mes plans et mes intentions et qui changent le cours de ma vie pour le meilleur ou pour le pire". Quelque chose, clairement, croise le chemin d'Œdipe à sa manière violente et imprudente.
Et nous arrivons ainsi à la partie centrale de l'histoire. Car Œdipe aurait pu vivre une vie heureuse avec la reine Jocaste. Il a été un roi prospère pendant 20 ans ; ils ont eu quatre enfants. Et ils ne savaient pas qu'ils commettaient un inceste. Mais à ce point du récit, le dieu Apollon force la question. Un terrible fléau descend sur Thèbes, et en consultant l'Oracle de Delphes, Œdipe apprend que le fléau ne prendra fin que lorsque l'assassin du roi Laïus aura été tué ou banni. Œdipe (ironiquement, puisqu'il se maudit lui-même) jette une malédiction sur le meurtrier, puis part à sa recherche pour mettre fin à la peste.
Le roi Oedipe, la cause de la peste, est rejeté par son peuple. "La peste de Thèbes", 1842, par Charles François Jalabert. Musée des Beaux-Arts de Marseille. (Domaine public) |
Aujourd'hui, nous considérons qu'il est impitoyable et erroné de suggérer que le COVID-19 est un fléau envoyé par Dieu ou les dieux pour punir l'humanité d'un péché dont nous ne sommes pas conscients. Mais les Grecs ne sont pas les seuls à penser que les fléaux sont des manifestations de la colère des dieux. La Bible notamment relate que les Égyptiens, les Israélites, les Philistins, les Assyriens et d'autres encore ont été victimes de fléaux résultant directement de certaines transgressions. Souvent, ces fléaux sont attribués à l'ensemble de la nation ou de la tribu, mais parfois, comme dans le cas d'Œdipe, ils sont le résultat des méfaits d'une seule personne. Par exemple, dans Samuel 24:10, nous apprenons le péché du roi David, un péché qui a causé la mort de 70 000 personnes dans une épidémie.
Le péché, cependant, n'est pas évident : c'est quelque chose qui se trouve sous la surface et qui doit être révélé par la souffrance. Personne n'en veut et, dans un sens, personne ne le mérite. Comment pouvons-nous, en tant qu'humains, dire que quelqu'un mérite de mourir de COVID-19 ?
Dans sa bande dessinée "La Sagesse des mythes", Luc Ferry aborde cette question fondamentale : Indépendamment du fait que nous nous voyons mériter un certain destin, nous devons y faire face. C'est donc ici que l'histoire d'Œdipe révèle la signification de ces crises : Les anciens ne sont pas allés dans le déni pour éviter la vérité ou se soustraire à leurs responsabilités. Ils ont fait face à la réalité ; en termes philosophiques orientaux, le Tao a raison et aller à son encontre est le plus grand crime.
Les fléaux ne peuvent être ignorés ; des vies sont en jeu. Mais ce qu'ils forcent les êtres humains à faire, c'est de se demander "pourquoi" ? Pourquoi ce fléau, et pourquoi maintenant ? Ainsi, le reste de l'histoire d'Œdipe est sa quête acharnée pour trouver la réponse à cette question. Dans un sens, les fléaux nous obligent à affronter la mortalité et la souffrance d'une manière très directe et angoissante, ce qui nous amène à nous interroger sur le sens de la vie elle-même. Œdipe est donc un modèle pour notre époque.
Affronter ou esquiver la responsabilité ?
Si l'on considère le COVID-19, le monde moderne veut trouver qui en est responsable. Est-ce le Parti communiste chinois ? Est-ce un aspect de l'évolution biologique par lequel les virus mutent naturellement, ou ont-ils muté de façon non naturelle ? Est-ce le dirigeant ou le gouvernement de tel ou tel pays qui n'a pas su mettre en place les bonnes mesures au bon moment ? Est-ce les scientifiques en général qui n'ont pas su donner de bons conseils ? La liste est encore longue. Mais cette façon de penser n'est pas celle des Grecs, des Israélites ou des anciens.
Une fois que Zeus a triomphé des forces du chaos et des ténèbres, et a établi l'ordre et la justice (la déesse Diké) - l'équivalent de Dieu créant le cosmos et celui-ci étant "bon" - toutes les violations de cet ordre ont des conséquences. Ce n'est pas que les fils du père doivent être punis pour le péché de leur père, mais plutôt qu'en péchant en premier lieu, l'ordre cosmique a été affecté, et qu'il faudra peut-être des générations pour réparer, et pour retrouver sa propre et harmonieuse stabilité.
D'une certaine manière, nous voyons cela tout le temps : Les parents peuvent créer des héritages malheureux pour leurs enfants, ce qui n'est pas la faute des enfants, mais pour lesquels ils doivent endurer toute une vie de problèmes. Et si l'on considère l'histoire de la famille Œdipe, qui s'étend sur plusieurs générations, c'est extrêmement pertinent.
Ainsi, alors que nous cherchons à savoir qui est immédiatement responsable du COVID-19, les Grecs anciens qui ont enregistré ce qui est arrivé à Œdipe chercheraient quelque chose de plus profond : peut-être une personne, une famille, une tribu ou une nation qui a fait preuve d'une grande arrogance à un moment donné dans le passé, et maintenant nous devons tous en payer le prix, comme l'ont fait les sujets d'Œdipe lorsque la peste les a frappés. Ou bien l'humanité elle-même a-t-elle commis un acte d'orgueil collectif pour lequel une sanction est maintenant appliquée ?
Le berger dans la pièce de Sophocle qui confirme finalement que c'est Œdipe qui a tué son père, déclare alors qu’il est sur le point d'en faire la révélation : "Je suis au bord de mots terribles." Ce à quoi Œdipe répond : "Et moi d'une ouïe terrible." Que devons-nous entendre dans le monde moderne, alors que nous contemplons le sort d'Œdipe, que nous ne voulons peut-être pas mais que, tout comme Œdipe, nous devons entendre ?
James Sale est un homme d'affaires anglais dont la société, Motivational Maps Ltd, est présente dans 14 pays. Il est l'auteur de plus de 40 livres sur la gestion et l'éducation, publiés par de grands éditeurs internationaux, dont Macmillan, Pearson et Routledge. En tant que poète, il a remporté le premier prix du concours 2017 de la Society of Classical Poets et a pris la parole en juin 2019 lors du premier symposium du groupe qui s'est tenu au Princeton Club de New York.
Version originale
https://www.theepochtimes.com/oedipus-and-the-plague-the-will-to-endure_3330317.html
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