Dante. (Wikimedia Commons) |
L’article suivant a été écrit par un professeur d’anglais d’une université privée d’Atlanta, dans l’état de Géorgie aux Etats-Unis, qui est aussi rédacteur en chef d’une revue mensuelle de tendance chrétienne qui parait également sur Internet. Les points de vue qui y sont exprimés ne sont que les opinions de l’auteur.
Commentaire
Dans cette pépinière avant-gardiste du libéralisme - les humanités, je veux dire - là où les idées progressistes mûrissent jusqu'à ce qu'elles soient prêtes à être transposées en lois et règlements, le mot "chef-d'œuvre" est démodé. Il en va de même pour génie, grandeur et civilisation, du moins lorsqu'ils se trouvent dans les "grands livres" et la "civilisation occidentale".
Au lieu de cela, nous parlons de " textes " et de " cultures ".
Le texte et la culture, voyez-vous, sont des termes égalitaires. On ne peut pas dire que l'auteur des scénarios de James Bond est un génie, mais on peut certainement parler de ces scénarios comme de "textes". On ne peut pas dire que la scène rap des années 1990 à Los Angeles est une civilisation, mais elle compte sûrement comme une culture. Une fois, j'ai proposé à mon département un cours sur les Grands Livres, mais un collègue m'a répondu qu'en qualifiant les livres de mon programme de'" grands", je laissais entendre que les livres des autres cours ne l'étaient pas. Le mot chef-d'œuvre (en anglais masterpiece) inclut même l'odieux "maître" ("master"), qui rappelle l'esclavage et le colonialisme.
Les sensibilités raciales et sexuelles ont atteint un point explosif tel sur le campus que tout mot associé à la supériorité européenne et à la grandeur américaine ne passe plus. Un dogme académique d'anti-tradition s'est installé. L'ancien temps était trop blanc et trop masculin. Le canon traditionnel de la littérature et de l'art n’était, affirment les libéraux universitaires, qu’un assemblage d'œuvres qui renforcent le privilège de l’homme blanc.
C'est ainsi que les professeurs de sciences humaines réagissent aujourd’hui de façon viscérale aux mots démodés qui désignent le talent et les monuments. Ils sont bien plus enclins à dire que l'on ne peut classer les pièces historiques de Shakespeare au-dessus de "Game of Thrones" qu'à expliquer pourquoi "Richard III" est si pertinent.
Pourquoi ?
Certains d'entre eux veulent montrer qu'ils sont branchés sur la culture pop et pas du genre vieux-jeu et barbant. D'autres croient sincèrement que l'admiration pour les hauts faits de la civilisation occidentale rabaisse les femmes et les minorités. Et d'autres encore ne sont pas passés par une solide formation dans les classiques et trouvent que tout argument qui les discrédite soulage un peu leur insécurité.
Tout cela équivaut à un nivellement de la création humaine. Les libéraux ne veulent rien rabaisser, donc ils n'élèvent plus rien. Ou plutôt, ils élèvent les choses que les notions traditionnelles de l'art rejetaient (culture populaire, vulgarité bon marché, médiocrité artistique) ou qu'elles ignoraient (traditions non occidentales, œuvres de femmes et de minorités). Et ils rétrogradent les anciens génies.
Les étudiants de première année qui s'inscrivent à des cours de littérature du XIXe siècle parce que leurs professeurs leur ont fait aimer Jane Austen sont surpris par l'enseignement. Ils ne comprennent pas la négativité. Ils s'attendaient à des cours dramatiques avec de merveilleux personnages et une expression éloquente, et se retrouvent avec des homélies sur le sexisme et le racisme. Cela ne les inspire pas.
Ils ne se rendent pas compte que leurs professeurs souffrent de ce que Friedrich Nietzsche appelait le ressentiment (il préférait le terme français). Les gens de ressentiment n'aiment pas la grandeur. Ils n'aiment aucunes sortes de hiérarchies, sauf celles des victimes et des agresseurs et des bons égalitaristes (eux-mêmes) et des mauvais aristocrates (de toutes sortes). Ils n'apprécient pas la supériorité du petit nombre et les conditions médiocres de la majorité. Ils convertissent les talents de la croûte supérieure en "privilège", qui est un avantage que les chanceux n’ont pas mérité. Ils ont juste eu de la chance.
Aucune forme de grandeur ne survit à ce processus de nivellement. Le libéralisme ne peut pas retenir une version particulière de la grandeur et exclure les autres. Si vous ne pouvez pas dire que Dante est l’un des grands poètes, et que nous devrions le lire au lieu d'écouter Beyonce, alors il n’y a plus de gradations de la grandeur qui vaillent.
Quand une société perd son respect pour la noblesse dans les arts, quand les garants de la tradition tendent à miner la tradition, tout le reste suit. S’il n’y a plus du tout de grands romans américains, alors nous ne pourrons jamais rendre sa grandeur à l’Amérique.
Mark Bauerlein est professeur d’Anglais à l’Université d’Emory et rédacteur en chef de ‘First Things magazine’.
Version anglaise :
Liberalism Against Greatness
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