Le Gué du Tigre, voyage au cœur de la Chine d’aujourd’hui

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Chengdu, le 6 février 2012. Wang Lijun, ancien directeur de la police et bras droit du haut dirigeant déchu Bo Xilai, fait irruption au consulat américain. Pendant près de trente heures, il révèle des secrets d’État pouvant avoir des conséquences incalculables sur l’équilibre du monde, alors que les blindés cernent le consulat. Philippe Dessertine, professeur à l’université de Nanterre, directeur de l’Institut de haute finance à Paris et auteur de plusieurs ouvrages sur la crise et l’économie mondiale, signe un thriller fascinant dans lequel «tout est faux et pourtant, tout est vrai», déclare-t-il.


Vous traitez un sujet romanesque avec un vrai fond de réalité. Pourquoi avez-vous pris la décision d’écrire ce livre sous forme de roman?

Philippe Dessertine: Je pensais que c’était un moment très important de l’histoire chinoise et de l’histoire du monde et qu’il y avait un lien avec beaucoup de choses sur lesquelles je travaillais depuis longtemps. Je pensais que je ne pouvais pas faire un essai car il y avait trop d’éléments incertains par rapport à ce que doit être un essai. Il y a plusieurs parties que j’ai été obligé de modifier au fur et à mesure, quand on avait de nouvelles informations par exemple la suite de l’affaire Bo Xilai, ainsi que la suite de l’affaire Gu Kailai. J’ai voulu que les gens en France comprennent ce qui se passe en ce moment en Chine, car cela les concerne, que l’Occident est en crise et que s’il y a une chose vraiment importante pour notre futur, c’est d’arriver à comprendre que notre avenir ce n’est pas simplement en Occident et que le reste du monde est très, très important. J’ai aussi voulu changer les messages simplistes que nous avons sur la Chine et sur le pouvoir en Chine.


Depuis combien de temps vous intéressez-vous à ce qui se passe en Chine?

Philippe Dessertine: Depuis plusieurs années. Le moment clé a été en 2007 quand le fonds d’investissement Blackstone a été mis sur le marché aux États-Unis et que le fonds souverain chinois, qui avait voulu entrer dans Blackstone de manière minoritaire, avait été bloqué par le Congrès américain. Je m’étais dit qu’un problème majeur allait se poser entre les États-Unis et la Chine sur cette question financière.


Que pensez-vous de Bo Xilai?

Philippe Dessertine: Sa personnalité tranche avec celles du personnel politique habituel du PCC. Bo Xilai était prêt à défier le pouvoir en place et d’autres puissances au sein du Parti communiste. Il avait la certitude qu’il allait devenir l’une des têtes les plus importantes au sein du PCC. Sa manière particulière d’envisager l’économie chinoise le ramène à avoir une vision de l’idéologie communiste de son régime très différente de celle que peuvent avoir, par exemple, les ressortissants de la Ligue de la jeunesse, comme Hu Jintao et Wen Jiabao.


En quoi Bo Xilai est-il différent des autres hauts dirigeants communistes?

Philippe Dessertine: Bo Xilai a compris l’importance de la finance dans le déroulement de la crise de l’Occident, et dans la manière dont la Chine demain pourra asseoir son pouvoir.

Bo Xilai a développé quelque chose qui est en accord avec son parcours pendant la Révolution culturelle : un retour sur les valeurs du communisme telles que les a définies Mao, et en même temps un retour sur l’origine de la pensée de Deng Xiaoping, c’est-à-dire une double approche visant à essayer d’utiliser l’économie comme étant un facteur d’unité et de développement de la Chine, et non pas comme risque d’explosion ou de perte d’identité de la Chine. Son approche explique pourquoi son influence est loin d’être arrêtée en dépit du fait qu’il soit en retrait. Je pense que son procès sera très difficile à gérer pour le gouvernement. Je ne suis pas sûr qu’il ait lieu, et s’il a lieu, il risque d’embarrasser beaucoup de gens.


Même des gens qui ne sont pas dans son camp…?

Philippe Dessertine: Même des gens pas forcément dans son camp. Il a une ambition personnelle très forte et il a aussi une pensée dans laquelle se retrouvent beaucoup de gens aujourd’hui en Chine. En plus, il avait une manière de le faire assez occidentale, avec cette sorte de communication complètement à l’opposé des hommes politiques traditionnels chinois. Quand, au début de l’année, j’apprends que Wang Lijun, le maire-adjoint de Chongqing en charge de la police, est entré dans le consulat américain, j’ai tout de suite suivi l’affaire. L’affaire Wang Lijun aura probablement des conséquences sur l’économie et la géopolitique mondiale, même si aujourd’hui on n’est pas tout à fait sûr que les connexions qu’on pourrait envisager existent réellement.


Les Américains ont pensé qu’ils étaient comme au moment de l’Union soviétique, quand quelqu’un avait sauté le mur. Mais ça ne se passe pas comme ça en Chine. Wang Lijun n’était pas quelqu’un qui avait envie d’aller habiter aux États-Unis. C’est le thème du livre. C’est pour ça que j’essaie d’avoir une confrontation entre un homme et une femme. Ils doivent se regarder l’un l’autre, ils représentent la Chine et les États-Unis. S’ils se disent, au fond, «je suis différent, j’essaie de comprendre la différence de l’autre», tout d’un coup le rideau des apparences tombe et on arrive un peu à voir la façon dont les uns et les autres fonctionnent.


D’après vous, quelles sont les raisons derrière ce phénomène?

Philippe Dessertine: Je crois qu’il y a deux facteurs. Il y a d’abord l’arrogance occidentale, c’est-à-dire on regarde ce que nous sommes et honnêtement le reste du monde nous intéresse de loin. Au fur et à mesure que l’on a vu la Chine monter, l’arrogance a laissé la place à un raisonnement de court terme, disant notre intérêt c’est de travailler avec eux et je crois que pour beaucoup de Français aujourd’hui, au fond, la Chine devient des «États-Unis» d’Asie, vaguement communistes, mais on ne voit plus trop la différence. Tout ce qui peut être dérangeant, même par rapport à nos propres valeurs – ce qui est le thème du livre aussi – on décide que l’on ne va pas s’en occuper parce qu’il y a trop de choses importantes derrière, et on finit par oublier le reste.


Dans votre ouvrage, vous mentionnez le Falun Gong. Pourquoi ce choix et quelles sont les implications du Falun Gong dans les événements évoqués?

Philippe Dessertine: Je voulais évoquer Falun Gong parce qu’il est vraiment absent, évidemment en Chine, mais aussi dans les médias occidentaux, alors que c’est quelque chose qui a été très important sur la fin du mandat de Jiang Zemin. Je dirai que Falun Gong est l’ombre qui doit être toujours présente à l’esprit pour comprendre la manière dont s’agencent les différents pouvoirs et la manière dont Jiang Zemin a fortement influencé le déroulement du XVIIIe Congrès. La façon de le caractériser le mieux, c’est peut-être le fameux bureau 610, qui est un bureau présumé, et le rôle de Zhou Yongkang dans l’affaire. Car c’est finalement le filleul de Zhou Yongkang qui va venir demander à Wang Lijun de quitter le consulat. Zhou Yongkang joue un rôle très important car il était celui qui poussait l’entrée de Bo Xilai à entrer au sein du comité permanent. D’une certaine façon, il était aussi l’autre «victime» de ce qui s’est passé avec cette affaire à la fin de sa carrière. Tous sont reliés par la question de Falun Gong. L’ombre de Falun Gong est l’élément qui permet de comprendre les proximités et de comprendre comment ils peuvent, à un certain moment, avoir des affinités ou des intérêts communs dans la progression des uns et des autres.


Aujourd’hui, même quand on en parle avec des gens qui sont au pouvoir, chaque fois il y a une réaction par rapport à ça et personne n’en parle, donc ça me semblait important. D’autre part, quand j’avais travaillé sur Bo Xilai, il y avait un lien très clair, très fort, entre la montée de Bo Xilai et Falun Gong. Donc je voulais absolument introduire cette variable. C’est pourquoi l’une des protagonistes du livre – la secrétaire de la vice-consul – connaît bien la question du Falun Gong de l’intérieur. C’est effectivement une clé de lecture centrale qui intervient dans la montée de Bo Xilai, l’appui de Zhou Yongkang et le lien avec Jiang Zemin. D’ailleurs, cette affaire va avoir des conséquences sur le XVIIIIe Congrès. La personne qui travaillait au consulat américain connaissait et avait sa mère qui s’était fort intéressée à Falun Gong. Plus qu’un observateur de l’extérieur, elle est vraiment quelqu’un qui devient un acteur de l’intérieur, qui est au cœur de la manière dont Bo Xilai a pu progresser et de ce qui a pu lui être reproché. Elle devient, en fait, le vecteur qui permet au vice-consul de rentrer dans la réalité chinoise. La vice-consul a besoin de cette personne qui est également d’origine mongole comme Wang Lijun. C’est comme dans la réalité.


Il y a donc l’aspect des minorités chinoises qui est très important aussi. Il y a ce lien avec ce point silencieux dans l’histoire contemporaine chinoise qui est Falun Gong et la répression de Falun Gong. Elle joue ce rôle de passage de l’un à l’autre et à la fin du livre, elle va jouer le passage dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’elle va permettre de comprendre que quand la vice-consul américaine va vers la réalité chinoise, tout d’un coup la réalité chinoise lui revient en boomerang, et elle se rend compte à quel point le fait de rentrer dans cette réalité va avoir des conséquences sur son propre pays. Elle a aussi un côté humain, concrètement impliqué et dans ces grands drames qui se sont noués autour de Falun Gong.


Dans votre ouvrage, vous apportez un éclairage sur le Falun Gong en contredisant le terme de secte utilisé par le Parti communiste chinois...

Philippe Dessertine: Le mot «secte» me dérange pour le Falun Gong. Le terme de secte signifie un mouvement dans lequel il y a un gourou. Ce gourou possède une influence psychologique. Les gens perdent leur volonté, leur libre arbitre pour obéir quand le gourou l’exige. Avec le Falun Gong, on n’est pas du tout là-dedans, on n’est pas du tout dans une logique de secte. On est dans un mouvement qui peut être qualifié de spirituel, mais il est excessif de considérer qu’il y aurait une emprise psychologique, de caractère psychiatrique sur les gens qui se reconnaissent dans Falun Gong. Donc ce terme de «secte» me gêne, et à un moment donné, un de mes personnages réagit: «non, ce n’est pas une secte». C’est assez typique de voir que systématiquement quand on parle de Falun Gong en France ou en Europe, tout de suite, nous occidentaux, nous allons dire «c’est une secte». Après, quand on dit «mais… secte?, ça ne correspond pas à cette définition», alors tout le monde dit: «ah oui, c’est vrai!». Mais en fait, on a utilisé ce terme. J’utilise bien cela comme la démonstration d’une problématique qui se pose quand nous, occidentaux, restons à la surface des choses et que l’on s’en tient à des schémas très rapides qui nous arrangent. Ça nous permet de dire: «Bon, ils luttent contre une secte». C’est vraiment l’idée. Li Hongzhi, fondateur du Falun Gong, est quand même accueilli au Canada, il vit aux États-Unis… ce n’est pas un peu gênant quand même qu’on l’appelle une secte? On a vraiment là quelque chose d’ambivalent, et on préfère l’oublier très vite, et l’écarter en disant: «on ne veut pas regarder plus loin».


Dans le préambule du roman, vous dites que «dans ce livre, tout est faux et pourtant tout est vrai.» Que voulez-vous dire?

Philippe Dessertine: Les deux personnages américains, la vice-consul et sa secrétaire sont des gens qui n’existent pas en réalité. Le fait simplement que Wang Lijun puisse envisager une défection me semblait absolument incohérent par rapport à ce qu’il est et par rapport à son passé. J’avais envisagé ces deux personnages pour essayer justement de comprendre… au fond la vice-consul américaine joue le rôle que nous devons jouer nous, chacun, occidentaux, en disant, cette personne qui vient vous voir… essayons de comprendre ce que ça veut dire… Je crée ces personnages pour essayer justement de nous mettre à la place et de voir, quand Wang Lijun arrive, que j’arrête de croire qu’il vient comme on le faisait à Berlin-Ouest autrefois. Il vient rejoindre l’Ouest parce qu’il a envie de vivre mieux aux États-Unis. Mais ce n’est pas ça!


L’Audace de l’Argent, dans votre ouvrage, est une triade, une organisation criminelle devenue internationale, ayant pour but d’accaparer le pouvoir en Chine et d’influencer l’économie mondiale. Quelle est la part de fiction et la part de réalité à ce sujet?

Philippe Dessertine: C’est une fiction (rires). Dans la façon dont fonctionne la société chinoise dans son ensemble, c’est quelque chose que depuis des années les occidentaux ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas la force de ces sociétés souterraines qui existent dans la société chinoise. Je pense qu’au sein du PCC aujourd’hui, au sein du Politburo, nous avons ces logiques souterraines. On arrive parfois à en faire émerger un tout petit élément, on voit un périscope qui sort et on a l’idée d’un sous-marin. Ça a peut-être été le cas, par exemple, de la clique de Shanghai. Ce sont toujours des gens très proches de Jiang Zemin aujourd’hui. J’ai simplifié cette organisation secrète l’Audace de l’Argent, pour que les occidentaux s’y retrouvent. En réalité, c’est plus compliqué que cela. La puissance de Bo Xilai ne peut pas être une puissance personnelle. Il a une organisation qui le pousse et c’est aussi une raison pour laquelle ce sera très compliqué de faire son procès. Ne parlons même pas de l’assassinat de Neil Heywood – les médias occidentaux ont adoré ça en disant qu’il y avait derrière quelque chose de romantique. Les occidentaux se laissent berner volontairement. Ils sont allés au procès, ils ont écouté les aveux de Gu Kailai. Personne n’a relaté le fait que Bo Xilai est allé voir Gu Kailai dans sa cellule – ça se passe après la fin du roman, cela marque à quel point les choses sont beaucoup plus compliquées qu’on ne le pense parce que dans l’entrevue, c’était Gu Kailai qui était forte, et non Bo Xilai, alors que celle qui allait être condamnée à mort, a priori, c’était Gu Kailai.


Le XVIIIe Congrès est terminé. Certains disent que la faction de Jiang Zemin l’a emporté, car ils ont quatre membres permanents sur sept au Comité permanent. En même temps, Li Keqiang sera numéro 2. Tous les grands chefs militaires sont soit des proches de Hu Jintao soit de Xi Jingping. Quel sera l’avenir de la Chine au plan politique?

Philippe Dessertine: C’est une vraie question. L’incident de Wang Lijun a fait bouger les frontières. Cela a conduit à avoir une sorte de cohabitation. Je pense qu’il y a eu une idée qui pouvait menacer les deux clans, qui apparaissaient rivaux, et qui les ont poussés à réfléchir et à négocier sur la manière de fonctionner ensemble. Quant à savoir ce qui va se passer, je crois qu’il y aura des défis économiques qui vont venir en Chine, et ce sera très compliqué à gérer de manière interne. La Chine doit évoluer dans son modèle, et cette évolution sera quelque chose d’assez douloureux. Actuellement, on est en situation d’attente. Il va falloir regarder avec beaucoup d’attention car il y a eu un retour des «princes rouges» qui sont actuellement au pouvoir. Jiang Zemin a repris un certain contrôle, alors que la Ligue de la jeunesse avec Hu Jintao est toujours présente. On est dans la construction d’un nouveau modèle qui va probablement plus profiter à l’un ou à l’autre, mais il est très compliqué de déterminer comment cela va se passer.

http://www.epochtimes.fr/front/13/1/2/n3507695.html

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